9. Genèse
Mel vit l’arbre et gouta son fruit amer avant d’en percevoir la graine. Jamais son instinct ne lui avait autant fait défaut.
Ce jour-là, elle était retournée sous les frondaisons de pierre. Elle fuyait le regard vide de Liam. Sa culpabilité. Son impuissance.
Elle trouverait refuge dans le cynisme de Paul, cette aigreur rance d’adolescent trahi.
« Viens. Tu sais que ces boyaux forment un réseau, plus complexe que tes veines ? Petits, Pierre et moi on partait souvent en exploration. »
Mel se contenta d’émettre un murmure approbatif devant l’exubérance de Paul. Sa poigne nerveuse maintenue comme un guide sur son bras trahissait une humeur volatile. ‘Cette instabilité…il m’attire et elle, elle m’alarme… Tout ça m’fait tourner la tête !’
Ils grimpèrent en rampant parfois, la glaise recouvrant leurs corps d’une gangue pataude. Ils émergèrent d’un minuscule boyau, au détour d’une cheminée à fleur de falaise, enfin, vers une poche crevant la paroi dans une explosion lumineuse intense. De là-haut, aplatis prudemment, le village n’était que maison de poupées et le désert s’étendait à perte d’horizon.
La paroi était raide. La plate-forme, une minuscule langue de roche. Souffletée par les vents.
Il se serrèrent dans l’ouverture de leur loge, torses sur le roc brûlant.
Et ses mains furent sur elle, impatientes et avides. Elle bu la chaleur de son corps, la fermeté mâle de ses formes noueuses contre elle. Elle lécha la colonne humide de son cou, là où la peau fine et souple se tendait entre muscles et cartilages. Paul l’écarta d’une main brusque. Son regard embrasé la glaça soudain, le goût acre de sa sueur lui collant la gorge. Une appréhension froide envahi ses sens. Pétrifia ses membres. Il la plaqua sans ménagement contre la pierre. Il la maintint alors qu’il se reculait.
Crissement de tissus.
Elle comprit qu’il la voulait asservie à son désir, et qu’elle ne devait pas intervenir. Ses doigts agrippaient la peau de Mel comme s’il cherchait à menotter l’os sous les poignets. Elle était écrasée sur la paroi, souffle coupé sous son poids. Dehors, le soleil martelait l’air. Imperturbable. Mel chercha un point d’intérêt auquel rattacher un esprit curieusement en dérive. En vain. Les gestes de Paul s’étaient fait saccadés alors qu’il la penchait brutalement au-dessus du vide. Un haut-le-coeur la prit. Le sol n’était qu’un nuage de poussière. Ses tempes bourdonnaient sous l’assaut du soleil.
L’espace d’un battement de coeur, Mel vécu siamoise.
Les entrailles de la falaise recrachèrent Mel en fin d’après-midi. Elle se sentait morceau de chair broyé, régurgité à vif. Le poids des pierres autour était devenu intolérable.
C’est dans un état second qu’elle reçut la nouvelle de son départ imminent.
Pierre, remarquant son trouble, esquissa un mouvement de réconfort d’un œil paternaliste. Elle ferma les yeux lorsque cette main étrangère, et pourtant si familière, lui effleura l’épaule.
« Tu as l’air fatiguée. Repose-toi. Nous partons après-demain. Ce ne sera pas du ravitaillement, mais de l’exploration. On m’a dit que tu savais lire une carte. Si tu penses que c’est utile, je te laisse le choix d’emmener le chien, ou non. »
Ce “On” résonna comme un aveu lugubre. Une violente envie de fuir prit Mel au corps. Elle hocha seulement la tête, sans rouvrir les yeux. « Je suis un peu fatiguée. Je vais me reposer. » Puis, comme une prière. « Je serai prête. »
Plus tard, elle se demanderait si par “le chien” Pierre entendait l’animal seul, ou l’entité maître-chien. Pour l’instant, elle devait trouver Liam.
Il était déjà tard, et les étoiles enguirlandaient la lune en farandoles. Mel essaya de chercher systématiquement. D’abord, leur tente. La couche n’était pas défaite. Ensuite, la palissade. Liam n’y était plus à son poste de guetteur impavide. Il avait laissé plutôt l’empreinte de son corps. Elle s’y attarda de longues minutes.
Prise d’une nausée subite, elle se traina péniblement jusqu’au latrines. Elle ne s’était pas changée. Une sensation étrange de saleté jusque sous sa peau, jusque sous ses ongles et ses yeux et chaque brin de cheveu, fourmillait en elle.
Mel, la peau à vif contre ses ongles, courut jusqu’aux douches. On ne s’y lavait que la nuit, pour l’évaporation. Il y avait un potager à côté. C’était un projet récent. Elle se lava habillée. Retira ses vêtements trempés. Se rinça encore une fois soigneusement, ce qui était strictement interdit. Puis elle enfila méthodiquement sous-vêtements, chemise de lin et cargo en toile. Leur contact froid, ruisselant, lui paru purificateur. Il lui semblait qu’en accrochant sa peau ils la baignaient d’une caresse amie.
Il était déjà tard, et elle avait presque abandonné l’idée de trouver Liam lorsqu’elle sortit. Une brume légère faisait un halo aux lanternes et aux torches. L’air était froid. Pensive, elle ne prêta pas attention aux rires et gloussements qui s’approchaient. Une joyeuse troupe de femmes ivres d’alcool et de compagnie s’avançait entre la cabane du Doc’ et la remise. En leur sein, Liam rôdait comme un jeune loup.
Elle comprit son erreur trop tard, lorsqu’après avoir flotté confusément sur les villageoises son regard croisa celui du jeune homme. L’azur de ses yeux étincelants la transperça. Soudain, elle prit conscience que ses vêtements humides moulaient ses formes. Ce regard déshabillait tout. Une impossible honte l’aiguillonna. Que s’était-il passé ?
« Liam ? », alors, sans réponse, un flot de paroles. « Je pars, après-demain, en exploration, et Pierre en sera mais je ne sais pas qui d’autre viendra, et il m’a dit que tu pouvais venir, aussi, mais, c’est mon choix, et je ne sais pas s’il voulait dire toi, ou juste le clebs, et puis, c’est toi qui sait. »
Une foule de questions lui mordait les lèvres. Il sembla le comprendre, quittant son troupeau pour venir devant elle, apporter sa chaleur. Elle lui prit la main, mécaniquement. Ils tinrent conciliabule ainsi, en chuchotant entre la lueur de la lune et les voix étouffées du cercle féminin affalé.
« Liam, que se passe-t-il ?
– Elles m’ont emmené. Pour laver mon tort. Je peux rester. »
La voix de velours de l’adolescent était à peine audible, mais son écho se tapirait dans l’esprit de Mel pour de nombreux futurs.