4. Tu veux jouer au docteur ?
Le sol était dur et froid contre sa joue. Elle se surprit à regretter le sable, qui s’il s’infiltrait partout, au moins se modelait autour de vous.
Ça oui, on les avait accueillis comme des invités en ville. Un peu comme ses parents accueillaient le contrôleur du fisc, autrefois. Pierre donnait bien le change, lui. Il était affable, drôle et souriant. Mais elle devinait derrière cette façade une poigne implacable.
On les avait dirigés tout de suite vers une drôle de bicoque visiblement bricolée à l’arrache, en leur laissant à peine apercevoir un amas de tentes de camping disparates et quelques constructions branlantes. Pierre jouait de sa taille pour les guider en les empêchant de regarder autour, mais elle était sûre d’avoir entrevu un reflet de soleil sur une cheminée en zinc.
‘Mais où c’est que j’ai fourré les pieds ?’ s’était-elle dit, une main crispée sur l’épaule de Liam, face au type en blouse crasseuse qui les observait calé dans un rocking-chair rafistolé. Pierre était passé derrière la table qui semblait servir de bureau et chuchotait furieusement. Le cabot mordillait déjà joyeusement un des pieds en bois. Elle lui fila un coup de pied en douce. Liam au contraire était tout à son émerveillement et ne semblait pas remarquer la tension montante de la jeune femme.
Finalement l’homme à la peau aussi tannée que ridée se redressa sur son siège, Pierre s’étant tu. Il fit signe d’approcher à Mel, se penchant en avant pour poser ses coudes sur la table dans ce qu’il pensait certainement être un air complice. Mel s’était raidie en apercevant ses yeux, deux petites billes dures au fond duquel suintait une lueur malsaine.
Oh, il avait un certain charme, un air paternel presque avec juste assez de rides pour rehausser sa maturité d’homme qui sait. Mais ses yeux ne trompaient pas. Aux côtés de Mel, Liam la fixait d’un air grave, son chien dans les bras. Sans doute pour jauger la situation en fonction de ses réactions.
« Christophe, notre docteur. » s’exclama Pierre avec une pointe d’agacement. « Nous avons de la chance de l’avoir. Il va vous examiner pour vérifier que vous ne véhiculez rien qui pourrait nous mettre en danger. »
Écarquillant des yeux à cette annonce qui sonnait presque menaçante, elle suivit à contre-cœur le docteur dans une seconde pièce, probablement une salle de bain reconvertie en cabinet. Derrière un rideau, on distinguait ce qui devaient être des toilettes. Une douce odeur de fosse à merde flotta jusqu’à ses narines sensibles. Dans la pièce sombre, où l’unique fenêtre était obscurcie par un morceau de jute, trônaient une table en métal et un grand baquet d’eau. ‘Ce luxe ! Mais ils cachent quoi derrière ça ?’
« Déshabillez-vous. » Une voix douce et rassurante, mais le ton du docteur ne laissait pas de doute, c’était un ordre. Mal à l’aise, Mel se tourna vers Liam pour l’aider à retirer son sweat presque encroûté de poussière mêlée de sueur. Torse nu avec juste un jean crasseux et des baskets agonisantes, il rayonnait pourtant de santé, et une vague idée d’apollon de jeunesse papillonna dans l’esprit de Mel, pourtant plus préoccupée par le regard insistant du Doc’. Il détaillait avec une gourmandise toute professionnelle les deux jeunes gens, savourant les hésitations de Mel et la grâce candide de Liam, debout avec un calepin, la porte fermée juste derrière lui.
Frottant sa joue contre le sol, Mel soupira profondément. Elle sentait encore ses mains calleuses dans sa peau, comme un écho. L’un après l’autre, ils étaient passés par la bassine et sa mince couche de sable déposée au fond pour se frotter. Puis ils s’étaient allongés encore ruisselants sur la table.
Malgré la chaleur elle frissonnait violemment alors que le Doc’… « Appelez-moi Christophe, ou bien Doc’. » leur avait-il souri alors qu’il écartait les jambes de Liam. Puis ça avait été son tour à elle de se faire palper, une invasion aussi systématique que traumatique. Elle était sûre quand c’eut été fini qu’il avait dans sa tête une carte complète de son corps vu de l’intérieur.
Alors qu’elle se demandait si ça pouvait vraiment empirer, il avait commencé à les questionner, toujours de sa voix douce et calme. Une voix à hanter vos pires cauchemars. Le pire, c’était que les questions anodines étaient posées sur le même ton que, par exemple, « Dans vos rapports, privilégiez-vous la pénétration pénienne accompagnée d’un doigt, ou de votre animal de compagnie ? », avec tout de même une légère pause pour bien laisser entendre ce qu’il pensait de l’utilité d’un animal “de compagnie”. L’horreur s’était doucement émoussée pour la laisser engourdie par le choc. A la fin, lorsqu’il avait proposé de les assister lors du vote de ce soir, elle avait poliment et fermement refusé.
Elle ne le regrettait pas, malgré les cordelettes qui lui mordaient la peau et le chiffon crasseux sur ses yeux. Certes, on votait sa vie ce soir dans le village, mais elle ne pouvait s’empêcher de revenir au sentiment effilé de solitude qui l’avait prise aux tripes lorsqu’ils avaient évoqué la “séparation des sexes” en emmenant au loin Liam.
Ils avaient promis que le vote était simplement pour ou contre leur intégration en ville, mais elle avait vu des choses… et on ne lâchait pas une source de viande fraîche comme ça. Et puis toutes ces simagrées, c’était louche.
Elle s’endormit avec en tête l’image des flammes dansant sur les visages assemblés des citoyens alors qu’ils délibéraient.