2. Dance on the Reaper’s tune
Sous un calme soudain criblé d’hostilité, un pas après l’autre, elle avançait. Crissant, glissant, s’enfonçant dans le sable, elle parvint jusqu’en haut de la première dune. Puis d’un second monticule de sable. “Médor ?”, osa-t-elle dans un chuchotement craintif. Devant elle, le chien se grattait vigoureusement l’oreille, bavant piteusement. Il était assis contre une rangers grisâtre, au cuir éculé par le sable. En remontant la chaussure vers un jean de coton élimé tout encrouté de poussière, ses yeux se focalisèrent sur le vieux revolver. Braqué sur elle. Lentement, elle leva les mains. Dans sa vision périphérique, elle comptait trois personne, quatre en incluant le type au revolver.
Le trou noir du canon l’hypnotisait. Après toutes ces horreurs, allait-elle mourir comme cela ? Ça faisait vraiment cliché, mais un horrible sentiment de déception la parcouru. Elle avait l’impression que tous ses organes migraient vers le haut pour se faire la malle. Le sable irritait sa peau sensible brûlée par le soleil. Une petite éternité d’enfer sous le ciel bleu, polarisée sur un bout de ferraille.
Une voix de femme à côté d’elle. Elle ne l’avait pas entendue s’approcher. Haute et nerveuse.
« Vas-y, parle voir. Comment qu’tu t’appelles, la cramée ?”
Les yeux fixés sur le flingue, elle articula d’une voix rauque : « Mélodie.»
« Marrant ça, alors, tu nous pousses la chansonnette ?
– Ouais, si ça grince d’trop, t’iras au chaud, mais juré-craché, nous on prendra soin d’ton bestiaux. » Un rire gras sur sa droite accompagna la menace. Quatre hommes, une femme…
« Paix. Maurice, Adélie. Elle a visiblement enduré beaucoup, pas besoin de passer vos nerfs dessus. » Cette fameuse voix grave, si posée, et qui émanait de l’homme devant elle. Enfin, elle osa lever la tête pour l’observer. Il était occupé à rengainer son arme, un coude posé sur… ‘Mais qu’est-ce qu’il fiche avec cette portière de voiture ?’
Mélodie, Mel pour faire moins mièvre, était partie camper avec des amis lorsque l’apocalypse avait frappé. Isolés dans le désert à picoler et s’amuser, la nouvelle ne leur était pas parvenue avant plusieurs jours. Trois jours. Ils étaient rentrés trois jours après l’évacuation du petit village de Loraine où elle et sa bande de potes passaient tous leurs étés depuis qu’ils se connaissaient. Pas de couverture téléphonique, évidemment. Et qui allait se trimballer avec une radio quand on avait une chaîne hi-fi dernier cri ? Oh, elle avait maudit ce jour-là, retourné mille fois les possibilités, si ils avaient été prévenus, si ils avaient été armés, si… ses copains ne s’étaient pas fait massacrer sous ses yeux, peut-être pourrait-elle dormir sans leurs cris en stéréo. Toc toc, c’est la mort, je peux venir m’amuser ? J’ai ramené des amis, mes furies, vos folies…
Elle avait son sac sur les genoux, par chance, et quand ils avaient vu s’approcher, tétanisés, les horreurs titubantes, quand Théo, le conducteur, avait commencé à crier, trop lent à s’extirper de sa ceinture, trop lent lorsque les bras avides s’étaient refermés sur ses hurlements… Elle avait jailli comme un diable, à moitié sorti la portière de ses gonds en détalant aussi vite que son sang qui cognait comme un gong. Dong, des mains sur ses jambes. Dong, un goût de terre dans la bouche. Dong, se débattre comme une possédée et cogner. Cogner, cogner… Elle se souvient de l’odeur putride, du sang visqueux, et des craquements de chair sous ses poings. Elle se souvient des cris derrière elle. Crescendo, crescendo. Elle avait couru jusqu’à en perdre haleine, puis marché en tanguant comme un homme ivre. Pour enfin s’arrêter contre un mur et vider ses tripes, l’odeur de la mort s’accrochant à ses vêtements avec des relents de lâcheté.
Lorsqu’elle s’était ressaisie, elle avait pillé une maison qui semblait avoir été hâtivement abandonnée, rempli son sac de camping à ras bord et s’était enfuie, loin de la ville.
S’ébrouant mentalement, la jeune femme se racla légèrement la gorge, séchée par la poussière et la peur.
« Le chien n’est pas à moi. J’voyage accompagnée. »