1. Cabotin, le bichon
Cela faisait des jours qu’ils marchaient. Se reposaient le jour, et se cachaient anxieusement la nuit. Guettant, une sueur gelée aux membres, les nerfs crispés et les sens fouettés par l’adrénaline. Ils marchaient à l’aube, avant que le soleil ne mue en fournaise infernale le sable crissant sous leurs pieds. Il leur fallait alors trouver une cachette, quitte à en creuser une, et attendre en dormant à tour de rôle. Puis reprendre la marche lorsqu’un soupir de fraîcheur faisait tressaillir les dunes. Pour mieux s’arrêter, s’enterrer, se terrer.
Souvent, le cabot les entendaient en premier. Peut-être les sentait-il, plutôt. Il se mettait à geindre, un son étouffé, et qu’elle imaginait de pure terreur. Le gamin le serrait un peu plus fort, et tout se taisait.
Invariablement, quelques minutes après, ils percevaient le sourd glissement du sable sous des pas vacillants. Parfois, il y en avaient plusieurs. Parfois, ils parlaient… A vrai dire, c’étaient plus des grognements, mais il lui semblait distinguer dans ces sons inhumains une lamentation, la plainte monstrueuse de l’Outre-Monde.
Et ils continuaient, esquivant les ombres pataudes à l’horizon. Sans s’arrêter. La survie, un instinct plus fort que le désespoir, les poussait en avant, mus par un refus absolu de se laisser aller à rejoindre les rangs grandissant des abominations qui les hantaient. Ils survivaient par un hasard ténu, entre l’empathie surnaturelle de l’enfant et son animal, et son flair à elle, sa veine improbable pour tout ce qui était de dénicher un trou à eau, un serpent indolent au soleil ou même, trésor convoité, un cactus.
Cela faisait plusieurs jours qu’ils longeaient une falaise abrupte. Elle refaisait le calcul une énième fois dans sa tête, mais elle en était presque sûre, ils gagnaient une demi-heure d’ombre le matin, et l’après-midi. Une heure au total. Un froncement de sourcils alors qu’elle jetait pour la énième fois un regard mauvais à son poignet gauche. Vide. ‘Fichue montre.’
Brusquement, un son incongru la tira de ses réflexions. La truffe au vent, le chien jappait, presque un aboiement. Le gosse filiforme mais curieusement gracile, à vrai dire plus adolescent qu’enfant, sembla tressaillir, agité par une curieuse effervescence. Nerveuse, elle s’accroupit. Essuya un mince filet de sueur qui gouttait à sa tempe. Puis elle rampa jusqu’au sommet de la plus proche dune et failli laisser échapper un juron. Elle remarqua à peine la mince forme du garçon lorsque celle-ci se plaqua à ses côtés.
Sous leurs yeux incrédules, un amas improbable de planches et de ferrailles, de fils barbelés et de tôle ondulée se découpait contre la paroi rocheuse. Noir, presque charivarique dans l’ensemble, mais solide. Et incontestablement fabriqué de main d’homme. Alors même qu’ils observaient, la porte, deux battants de bois hérissés de plaques métalliques, s’ouvrit. Un grincement, horriblement criard pour les oreilles affutées des survivants du désert, leur parvint aussitôt.
‘Première pensée : un peu d’huile, c’serait pas du luxe.. Deuxième, y a pas de deuxième bordel, on fait quoi ? Si c’est des survivants, si… comment qu’on va être accueillis ? Des coups de feu ? Des bras en plus ou des bouches en trop ?’
Passant un bras autour du corps frêle de l’adolescent qui la regardait anxieusement, elle carburait à toute allure pour trouver des idées. Il ne leur restait qu’une demi-gourde d’eau… Finalement, pressée par les formes sombres qui s’agitaient devant les portes, elle tira le petiot pour se cacher contre la paroi en se recouvrant de sable. Fiévreusement, elle tenta de déchiffrer le moindre bruit. Plusieurs voix se faisaient entendre. Quelqu’un rit, une cascade profonde et rafraîchissante. Un dernier éclat de voix, un ton amical, puis le grincement de la porte.
Ces gens sortaient-ils pour chasser ? Des images horribles de cannibales dansant autour d’un feu lui traversèrent l’esprit. Elle n’avait qu’un couteau suisse sur elle. Le chien ? Trop petit, malingre, tout juste bon à se mettre dans les pieds de quelqu’un. Le gamin ? Il la regardait avec insistance, comme si elle pouvait lui apporter… quoi, au juste ? La rédemption ? De quoi boire et manger ? L’espoir ?
Cette interrogation vacilla dans son esprit et tout bascula. Brusquement, le chien jaillit des bras de l’adolescent. D’un bras, elle plaqua vigoureusement celui-ci contre la paroi, le souffle court. ‘Réflexes, fichus réflexes…trop lente !’
Par chance, le gosse ne se débattit pas pour courir après son animal. Elle égrena les secondes… ‘Une minute…’ Une exclamation de surprise. ‘Voix de basse’, nota-t-elle lointainement. ‘Foutu clébard… N’aurait dû l’bouffer tant qu’on pouvait… Merde, plus le choix, quoi. Ce gosse, il crèverait plutôt qu’son cabot.’
Elle se glissa debout dans un ruissellement de sable et mit ses mains en porte-voix : « Médor ! …Médor ! » Sa voix enrouée de silence résonnait en écho dans son crâne. Tout en jetant un regard impérieux à son compagnon d’infortune, elle s’avança lentement dans la direction de l’exclamation.